70 RECETTES POUR LES GRANDS PITCHOUNS

Chaque goutte d’eau est unique. A l’oeil distrait qui regarde sans prendre le temps, au regard qui se pose sur les choses sans se reposer en elles, sans les embrasser, à l’oreille qui n’entend que les rumeurs vagues qui ne sont que la surface, l’écume du monde, une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau : peut-il en être autrement ? La question ne se pose même pas. Pour voir, pour savoir ce qu’une goutte d’eau a d’unique, il faut désirer connaître l’univers qu’elle est, pas même celui que je peux penser qu’elle recèle mais celui qu’elle se révèle être en un éclair de temps. Tout ce qu’elle peut dire d’elle-même atteint son sommet en cette ultime fulgurance quand, jaillissant des ténèbres souterraines dont elle a reçu son étonnante transparence, buvant, avide, la clarté qui la baigne, prise d’ivresse, toute tendue dans son élan, elle semble faire une révérence au ciel après s’en être approchée au plus haut qu’elle peut et en avoir cueilli un grain de lumière bleue avant de retomber. Mais qui la première, de la goutte ou de la lumière, a séduit l’autre, l’a ravie ? Voici la goutte, perle éblouissante, toute parée de ce qu’elle porte en elle, un feu d’intense lumière qui sans la goutte d’eau dont elle est la prisonnière – ô combien consentante ! – serait demeurée invisible. Chacune, l’une par l’autre, est alors révélée dans sa plénitude chaste et heureuse, belle, simplement belle. Et puis, la vasque est là. L’histoire est brève. Tout est dit, la goutte s’est noyée dans le bassin. Mais alors, la lumière avec elle a-t-elle été engloutie ? Pour le savoir, il faut écouter. A l’instant même où dans l’onde meurent les gouttes uniques et silencieuses comme des mondes premiers sans voix, captivées par la lumière autant que la capturant, on peut percevoir le chant de l’eau, ce friselis qui, du plus loin qu’on l’entend, rafraîchit déjà, attire irrésistiblement. Fusent alors des éclats de rire, on se presse : le chant de l’eau trace le chemin inconnu qui mène jusqu’à la fontaine. Nous y voilà : on s’arrête, on s’attarde. Au bord de la fontaine le temps devient autre. Le présent éternisé aura pour chacun une saveur unique qu’il gardera en lui quand, avec un doux regret peut-être, il quittera la fontaine pour reprendre sa route.